38.
Une heure plus tard, Carroll était assis dans une navette aérienne à destination de New York. À l’extérieur, des éclairs déchiraient le ciel.
Par son hublot il voyait défiler d’impressionnants nuages noirs. Il observait l’orage sur le point d’éclater et se sentit submergé par un terrible sentiment de solitude.
Nora lui manquait tellement. Il n’avait jamais rencontré qui que ce soit, ni avant, ni après, qui fût à ce point capable de lui rendre le sentiment de sa propre intégrité.
Il sentit une main se poser sur son bras. Caitlin Dillon. Il se tourna vers elle et lui adressa un faible sourire. Elle essayait de se montrer compatissante et gentille. Mais elle n’était pas Nora.
— Vous savez pertinemment que ce n’est pas votre faute. Tout le monde a peur, Arch. Green Band ne s’est pas contenté de faire son petit numéro à Wall Street ; l’attentat a généré un vent de panique. Notre président, qui se révèle à l’usage encore moins résolu que je ne l’imaginais, a pris cette décision sous le coup de la trouille. C’est tout.
Elle lui tapota le bras et il eut l’impression d’être un petit garçon venant de s’écorcher le genou. Cet aspect chaleureux, presque maternel, de la personnalité de Caitlin le surprit.
— Vous n’y êtes pour rien, insista-t-elle. Washington pullule d’hommes effrayés qui prennent des décisions inadaptées. (Elle marqua un temps d’arrêt avant de lui demander :) Qu’est-ce que vous allez faire ? Vous lancer dans une carrière d’avocat ? Rédiger des testaments ? Des actes notariés ? Peut-être vous spécialiser en droit des sociétés ?
Carroll sortit lentement de la torpeur qui lui engourdissait l’esprit. La légère ironie de Caitlin ne lui échappa pas. Elle était même la bienvenue. Le droit, songea-t-il. Son diplôme ne lui avait jamais servi parce que la perspective de passer du temps dans d’énormes ouvrages juridiques, de chercher des précédents dans des livres poussiéreux et indéchiffrables, d’avoir à fréquenter d’autres avocats, lui était intolérable.
Il garda le silence pendant un petit moment puis il demanda :
— Sérieusement, vous m’imaginez sous les ordres de Phil Berger ?
Caitlin secoua la tête :
— C’est une tête d’œuf, dans les deux sens du terme. Il a dû être couvé, ce gars-là.
Carroll éclata de rire. L’orage secouait l’avion.
— Quand j’étais petite, reprit Caitlin, ma mère nous donnait des œufs durs au petit déjeuner. Une tradition campagnarde. Et nous, les mômes, on tapait tous sur nos œufs avec nos cuillères. C’est ça que j’aurais voulu avoir, tout à l’heure, à la Maison-Blanche. Une cuillère géante pour taper sur le crâne de Phil Berger.
Il se tourna vers elle. Elle riait, à présent. Son rire était musical, et Carroll sut qu’il ne pourrait jamais l’oublier.
— Vous m’étonnez. Vous m’étonnez vraiment.
— Pourquoi ?
— Vous avez l’air si conventionnelle et si sérieuse, et en même temps vous avez un sacré sens de l’humour, d’autant plus inattendu.
— Inattendu chez quelqu’un qui travaille à Wall Street, je suppose. Une fille du Midwest bon teint, qui plus est. Une presbytérienne.
Carroll rit encore et sentit que cela lui faisait du bien. Les nœuds dus à la tension nerveuse se relâchaient enfin dans sa nuque.
— Ouais. Exactement. Une péquenaude de l’Ohio, renchérit-il.
— Mon père m’a appris qu’il fallait un solide sens de l’humour pour survivre à Wall Street. Il a lui-même réchappé de cet univers impitoyable, mais de justesse.
Caitlin se tut et regarda Carroll. Elle avait cessé de rire et affichait à présent un air grave ; ses yeux étudiaient le visage du policier.
Carroll l’observait, de son côté, réalisant que quelque chose se produisait dans son propre corps. Pendant quelques secondes il eut le sentiment désagréable de trahir Nora, de trahir ses souvenirs.
Bon sang, cela faisait un bail qu’il n’avait pas réagi de la sorte ; il était conscient qu’il souffrait d’une immense carence affective. Il leva une main. Ses doigts tremblaient légèrement. Il posa la paume sur la joue de Caitlin.
Puis il l’embrassa. Tendrement.
Et cet instant s’évanouit, aussi soudainement qu’il s’était produit.
Caitlin Dillon contemplait le tableau spectaculaire des nuages par le hublot, l’informant qu’ils arriveraient très bientôt à New York. Et Carroll se demandait s’il l’avait réellement embrassée.
Lorsque Carroll arriva au numéro 13 de Wall Street, il ne lui restait plus qu’à vider son bureau et à dire adieu au monde des planques inutiles et des journées de travail de vingt heures.
C’est facile et indolore, pensa-t-il. J’aurais probablement dû le faire depuis longtemps.
Il fut interrompu par quelqu’un qui frappait à la porte. Quand il se retourna, Walter Trentkamp se tenait sur le seuil. Le chef du FBI traversa lentement la pièce. Il s’appuya contre le bureau encombré de papiers et poussa un bruyant soupir.
— Moi aussi je démissionnerais, si j’avais un bureau comme celui-ci. (Trentkamp fronça les sourcils et parcourut la pièce du regard.) J’ai déjà vu des endroits sinistres, mais, là…
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi, Walter ?
— Reconsidérer la décision que tu as prise à Washington.
— On t’a envoyé ici ? On t’a prié de ramener Carroll à la raison ?
Trentkamp pinça les lèvres. Il secoua la tête.
— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant, de toute façon ?
— Du droit, mentit Carroll.
— T’es trop vieux, déjà. Le droit, c’est un boulot de jeunes.
Carroll soupira. Arrête, Walter. Arrête tout de suite !
Trentkamp fronçait toujours les sourcils.
— Personne ne connaît le terrorisme comme toi. Si tu pars, des vies seront perdues. Et tu le sais. Alors, qu’est-ce que ça peut bien foutre si ta fierté en a pris un petit coup aujourd’hui ?
Carroll s’assit pesamment derrière son bureau. À cet instant précis, il détestait Walter Trentkamp. Il détestait l’idée que quelqu’un pût lire en lui si aisément.
— T’es juste une saloperie de manipulateur et tu le sais.
— Tu crois que je suis arrivé là où je suis sans un minimum de compréhension des petits travers du genre humain ? fit Trentkamp. Tu es un flic. Tu me rappelles ton père un peu plus chaque jour. Lui aussi, c’était une putain de tête de mule.
Il tendit la main. Carroll hésita. Il vivait là un moment décisif. Il avait la possibilité de choisir – un choix s’offrait à lui, là, tout de suite.
Il haussa les épaules puis serra la main de Trentkamp.
— Content de te savoir de retour à bord, Archer.
À bord de quoi ? s’interrogea Carroll, qui précisa :
— Je tiens à ce que tu saches un truc : quand on aura réglé l’affaire Green Band, je donnerai ma démission.
— Entendu. Pas de problème. Contente-toi de me tenir au courant jusqu’à ce que cette affaire soit effectivement réglée.
— Je veux être libre, Walter.
— N’est-ce pas ce à quoi nous aspirons tous ? (Trentkamp lui décocha un sourire.) Putain, qu’est-ce que t’es mignon quand tu fais a tronche !